Les idées saugrenues de ma mère sont légendaires. Cette semaine, elle m’a téléphoné pour m’inviter à un souper du Vendredi saint. Oui, oui. Un souper du Vendredi saint ! Elle allait être occupée dimanche avec son petit groupe de plein air, mais voulait quand même souligner Pâques.
« Mais maman, tu ne vas pas quand même pas nous servir du jambon ou de l’agneau un Vendredi saint ? »
« Mais non, a-t-elle répondu, j’ai un menu tout à fait approprié : poisson, choux de Bruxelles, riz sauvage ; au lieu du pain, il y aura des brioches du carême. »
« Et, pour dessert, une salade de fruits sans sucre. Et comme je ne servirai pas de vin, ce sera parfait pour toi ! Pas de tentation ! »
Je n’ai rien dit, mais son menu ressemble beaucoup à ceux que, moi, je sers à mes invités quand je reçois. Pour elle, c’est un menu de carême…
« Ce sera un petit souper intime, rajoute ma mère.Et j’ai un invité que je tiens beaucoup à te présenter. Un homme charmant. Vous avez beaucoup de choses en commun. »
« Maman ! J’ai déjà un chum ! »
« Et il sera avec toi à Pâques, ton chum ? »
Ah, ma mère ! Elle trouve que Jean-Marc est un chum plutôt absent. Et elle a raison, cette fois-ci : il ne sera pas avec moi à Pâques. Son ex le reçoit, lui et leurs enfants. Je ne peux pas dire que ça me fait plaisir, mais je comprends… Un peu.
Hier soir, j’ai donc rencontré l’invité mystère de ma mère et ça a mal commencé…
Jean-Marc est de nouveau à Silicon Valley. Je suis seule pour une autre fin de semaine. Alors, en rentrant du travail, je passe évidemment chez mon traiteur favori. La dame derrière le comptoir aime bien placoter. Elle me suggère un bon vin qui irait parfaitement avec le plat que j’ai choisi. Je ne dis rien. Elle me regarde. « Ah, c’est vrai. Vous ne pouvez pas boire ! » Eh oui ! Grâce à Jean-Marc et sa grande trappe, elle sait maintenant que je ne bois pas… « Mais ça ne fait rien, madame ! Concentrez-vous sur la présentation. Les hommes apprécient ça, vous savez. » Un autre coup dans l’eau pour la dame. « Je suis seule ce soir. » Je la sens qui s’exaspère. « Mangez devant la télévision, d’abord ! Ça tient compagnie ! »
J’y avais pensé. C’est ce que je fais souvent maintenant quand je suis seule. Je me prépare un petit plateau devant la télévision… Mon menu de la soirée : petite salade verte, pâtes et… cannoli pour dessert. Ils sont vraiment bons leurs cannoli ! Le tout arrosé… d’un verre d’eau minérale. Je commence à le trouver plate mon verre d’eau minérale ! Après trois mois d’abstinence, j’ai parfois des sursauts d’impatience et d’irritation par rapport à ma résolution. Alors, je décide d’essayer quelque chose de spécial, ce soir. Je verse mon eau dans un beau verre à vin. Ce sera plus gai…
Je m’installe bien confortablement devant la télévision avec mon petit souper et ma télécommande pour la télé. Je suis prête à relaxer, à me changer les idées, à oublier ma petite solitude et le fait que mon chum est quelque part dans une Californie ensoleillée à siroter du vin sur une terrasse. Alors qu’y a-t-il de bon à la télévision ce soir ? Je ne sais pas. Parce que soudainement, en passant d’un poste à l’autre, quelque chose me frappe : ça boit partout à la télévision !
Bien sûr, il y a aussi des publicités d’alcool. Mais ça au moins, c’est clair. On s’y attend. Non, ce que je réalise ce soir, c’est que dans plein de types d’émission, les gens ont un verre à la main. Tout le temps et pour toutes sortes d’occasions.
Et les messages sont assez semblables, peu importe le type d’émission.
Vous rentrez du travail, exténué ? Vite, un verre de vin ou une bière, vous l’avez bien mérité ! Vous avez un problème sérieux que vous voulez confier à votre amie, votre conjoint ? Parfait ! Mais d’abord un verre de vin ou un petit alcool fort pour vous donner du courage. Une bonne nouvelle à annoncer ? On le sait parce que l’acteur ou l’actrice arrive avec une bonne bouteille.
Et je repense à des séries humoristiques que je regarde de temps en temps. Ce serait intéressant de compter combien de fois dans une émission de moins de trente minutes, sans raison particulière, on représente les personnages en train de boire de l’alcool. Je remarque aussi que ces gens qui ont un verre à la main, en général, sont heureux, beaux, sophistiqués, élégants. Leur vie est fantastique ! Elle n’est certainement pas plate comme la mienne ce soir…
En regardant mon verre d’eau minérale, une question tout à coup me chicote :
Est-ce que j’ai le goût d’un verre de vin ou bien ai-je plutôt envie d’être la fille dans l’image de la télévision ?
Elle semble avoir toutes les qualités… tous les plaisirs de la vie…
Déjà trois mois sans alcool et je tiens toujours ma résolution de ne pas boire cette année. Et ça va assez bien en général ! Je ne remets plus ma décision en question. J’ai décidé d’arrêter et je vais continuer à tenir ma résolution. Il y a toujours des défis et pas seulement ceux auxquels je m’attendais. Comme les questions que soulève ma sobriété chez les autres, par exemple.
Et c’est pourquoi, en ce jour anniversaire, je me pose maintenant cette question : « Suis-je alcoolique ? »Je n’ai pas décidé d’arrêter de boire d’alcool pendant un an parce que je pensais que j’étais alcoolique. Même si je me disais parfois que je buvais trop, que j’abusais dans certaines occasions, je n’ai jamais pensé que j’avais un sérieux problème d’alcool et certainement pas que j’étais alcoolique.
D’ailleurs, je ne pense pas que qui que ce soit autour de moi m’aurait apposé cette étiquette. Quand j’ai commencé à partager avec les autres ma décision pour 2014, les réactions étaient assez semblables… On ne me pensait pas alcoolique. Alors pourquoi est-ce que moi, je me pose cette question maintenant ?
C’est que les gens commencent à me questionner, à passer des remarques. Et ça augmente de façon proportionnelle avec la durée de ma sobriété. C’est de persévérer dans ma résolution qui semble susciter les doutes autour de moi. On commence à se dire que si je me passe d’alcool complètement et pour si longtemps, je dois avoir une raison importante. Un vrai problème, quoi !
On ne me demande jamais directement si je suis alcoolique. Dans mon cercle d’amis et de connaissances, le terme « alcoolique » a une connotation tellement péjorative que peu de gens l’utilisent sauf pour décrire un cas extrêmement grave d’abus d’alcool. Le mot « alcoolique » est un mot tabou. C’est un mot qui fait peur. Alors, en général on va plutôt faire appel à des paraphrases, tourner autour du pot et parler de « problèmes d’alcool ».
Mais avons-nous vraiment raison ? Y a-t-il réellement une différence entre l’alcoolisme et les problèmes d’alcool ? Je me suis donc tournée encore une fois vers la toile pour avoir une définition de l’alcoolisme. J’en ai trouvé beaucoup, bien sûr ! Au fil des époques, les termes ont changé, les définitions se sont raffinées. Obtenir une réponse claire à la question « Suis-je alcoolique ? » n’est pas simple. Mais ces lectures sur l’internet sont très instructives et parfois amusantes. Ainsi, j’ai appris que le terme « alcoolisme » a été introduit au XIXe siècle par un M. Huss, médecin suédois, terme qui a remplacé celui d’« ivrognerie », plus courant à l’époque.
Je découvre aussi que l’alcoolisme revêt plusieurs visages. Plus je cherche, plus je me rends compte que le sujet est complexe. Pour en faire le tour, j’aurais besoin de m’y mettre à temps plein pendant une période beaucoup trop longue pour moi. Mais je note que les catégories d’alcoolisme se sont multipliées : on parle plutôt maintenant de « consommation problématique d’alcool ». Un terme englobant qui recouvre plusieurs situations tels la consommation excessive d’alcool, l’abus d’alcool, la beuverie express (binge drinking) et la dépendance à l’alcool. On trouve aussi l’expression « alcoolisme périodique » qui semble être une façon plus scientifique de parler de ceux qui ont tendance à « partir sur une balloune » ! Puis encore, alcoolomanie (désir morbide d’alcool), alcoopathie (la maladie liée à l’alcool), et finalement alcoolisme. Mais là, on revient au début…
En fait si on boit de façon assez régulière, on ne peut pas échapper à une de ces définitions !
Oui ! Mon chum me flique ! Mon chum me surveille. Il s’est autodéclaré mon surveillant, mon contrôleur. Il s’assure que je respecterai ma résolution de ne pas boire d’alcool pendant un an. Je ne lui avais rien demandé…
C’est hier, seulement, que je m’en suis rendu compte… Hier soir, Jean-Marc est venu souper et c’est là que le chat est sorti du sac. Façon de parler…
Ce n’est pas parce que, moi, j’ai décidé de ne pas boire que je crois que les autres doivent faire comme moi et se priver d’alcool. Je ne demande pas non plus aux gens de ne pas boire devant moi. C’est pour cette raison que je laisse Jean-Marc se garder quelques bières et une bouteille de vin dans mon frigo. Il aime bien une petite bière bien froide en revenant du travail, pour relaxer. Et il ne peut pas se passer d’un verre de vin en mangeant son repas du soir. C’est un connaisseur en vin… Et pour dire vrai, ça ne me dérange pas vraiment. On ne se voit pas beaucoup, car nous sommes tous les deux très pris par le travail. Et quand il n’est pas là, je pousse ses bouteilles dans le fond du frigo.
Mais hier, quand il a sorti sa bouteille, j’ai remarqué quelque chose d’assez surprenant :
C’est ça !? Il me surveille! Et tout à coup, plusieurs petits incidents récents me sont revenus à la mémoire.
(…)
Ah ! Les voeux de silence de Jean-Marc quand il est blessé ! Mais je le connais. Je savais qu’il ne pourrait pas se taire bien longtemps. Surtout qu’il était temps de se mettre au lit…
Mon Dieu, que l’hiver est long cette année ! Long et froid ! Il paraît qu’on bat des records ! C’est terrible ! Et c’est probablement pour ça que ce matin, en regardant par la fenêtre, je me suis laissé
attendrir.
Ça, c’est trop fort ! C’est maintenant, alors, que je ne bois plus, que je mets à avoir des hallucinations auditives ! Mais, sérieusement, le pauvre petit minou faisait vraiment trop pitié ! Je n’ai pas pu résister ! Je vais le prendre pour quelques heures. Le temps que j’écrive mon journal et que lui se réchauffe. Le temps qu’il mange un peu aussi. Je vais lui donner une petite boîte de sardines… Après, je vais le remettre dehors. Il doit bien avoir une maison, ce chat-là !
J’ai hâte de fêter mes trois mois de sobriété ! Mais le mois de mars est long, long à n’en plus finir ! Cinq fins de semaine en mars ! Et le temps passe lentement… Mars est un long mois gris. Comme un mois de pénitence avant le mois d’avril qui est vraiment, ici, celui du début du printemps. Le mois où les crocus vont finalement commencer à sortir dans les parterres. Oui, mars c’est un mois de pénitence… C’est vrai que c’est le mois du carême…
Le carême ! Je n’observe pas le carême. Et quand j’étais enfant, non plus. Mais ma mère, elle, quand elle était petite, le carême, c’était sacré ! Pas de bonbons, pas de dessert pendant 40 jours ! Certains hommes, comme mon grand-père, faisaient aussi le sacrifice de l’alcool. Mon grand-père ne buvait presque pas de toute façon. Je pense que peu de gens savent qu’à cette époque la vente d’alcool était interdite le Vendredi saint dans toute la province de Québec ! Dans les épiceries, les comptoirs de bière étaient recouverts d’une grande toile pour en interdire l’accès.
(…)
Ma mère a grandi dans un Québec très catholique. Les années 50, c’était encore la période de la Grande Noirceur ! Le Québec en a fait du chemin depuis ce temps-là !
Elle raconte que quand elle était jeune, l’alcool, c’était surtout une affaire d’hommes. Sa mère ne buvait pas, sauf un petit verre de vin de pissenlit dans les occasions spéciales. Les hommes buvaient surtout de la bière. Et ils pouvaient aller la boire dans un lieu qui leur était réservé, loin du regard de leurs femmes, de leurs blondes et de leurs mères : les tavernes !
(…)
On ne verrait pas ça, aujourd’hui. Mais c’est vrai qu’à cette époque, l’épicier du coin connaissait toutes les familles et leurs enfants. Il savait à qui il pouvait faire confiance.
Le Québec a commencé à changer, à bien des égards, dans les années 60, mais c’est en 1970, seulement, que les brasseries ont obtenu le droit d’ouvrir leur porte aux femmes. Un des premiers endroits à avoir fait ce changement a été Le Gobelet, dans le nord de la ville, sur la rue Saint-Laurent. Un établissement célèbre à Montréal à l’époque, réputé pour son choix de bière, son décor et sa bouffe de style québécois. Ma mère a fêté plusieurs fins de sessions avec d’autres étudiants dans le sous-sol de cette brasserie accueillante pour les jeunes.
En 1971, l’âge légal pour consommer de l’alcool est passé de 21 ans à 18 ans. Les amis de ma mère, comme bien des jeunes, fréquentaient surtout le Vieux-Montréal et la rue Saint-Denis. Les endroits où il était possible d’aller prendre un verre, garçons et filles ensemble augmentaient rapidement : bars, brasseries, hôtels, cafés (avec permis de boisson), etc. Certaines tavernes prenaient même la peine de faire des petits sondages sur l’inclusion ou non des femmes. Ils installaient des listes de feuilles sur les portes de leur établissement, sur lesquelles les gens, hommes et femmes, pouvaient donner leur avis sur le sujet. Les commentaires n’étaient pas toujours très polis à l’égard des femmes… Mais si l’avis était favorable, le propriétaire installait alors une grande affiche à l’extérieur de la taverne sur laquelle on pouvait lire : « Bienvenue aux Dames » .
Même si ma mère et ses amies, curieuses de pouvoir enfin voir l’intérieur de certaines
tavernes de quartier, sont allées parfois y prendre une bière, en général, elles les évitaient.
Si en 1979, une nouvelle loi stipule que toute nouvelle taverne devra maintenant accepter les femmes, ce n’est qu’en 1986, qu’une loi forcera toutes les tavernes, anciennes et nouvelles, à accepter les femmes. Ce qui n’a pas fait, bien sûr, l’affaire de tout le monde.